CHAPITRE 3

 

Le matin au port de Ruatha et à l’atelier des forgerons

Du Fort de Telgar, passage actuel, 9-5-15

 

 

Avec une force qui fit trembler coupes et assiettes, Jaxom abattit ses deux poings sur la lourde table en bois.

— En voilà assez, déclara-t-il dans le silence stupéfait qui suivit.

Il s’était levé, redressant ses épaules endolories par le choc.

— En voilà assez !

Il n’avait pas crié, mais sa voix, libérée par l’explosion de sa colère si longtemps contenue, avait porté jusqu’au bout de la salle. La servante s’immobilisa, interdite.

— Je suis le Seigneur de ce Fort, reprit Jaxom, regardant avec insistance Dorse, son frère de lait. Je suis le Maître de Ruth, qui est incontestablement un dragon.

Jaxom se tourna vers Brand, l’intendant, muet de surprise.

— Comme d’habitude, il jouit de l’excellente santé qu’il a toujours connue depuis l’Éclosion.

Jaxom ne s’arrêta pas sur les quatre pupilles, qui, arrivés depuis peu à Ruatha, n’avaient pas eu le temps de se mettre à le provoquer. Il regarda Deelan, sa mère de lait, dont la lèvre inférieure tremblait. Voici venu le jour où j’irai à l’Atelier des Forgerons, où, comme vous le savez, je serai accueilli et servi avec la courtoisie qui sied à mon rang. En conséquence, je ne veux plus entendre mentionner en ma présence les sujets de cette conversation matinale. Est-ce clair ?

Sans attendre la réponse, il sortit dignement de la salle, joyeux d’avoir enfin dit ce qu’il avait sur le cœur, mais un peu honteux de s’être laissé emporter. Il entendit Lytol l’appeler, mais, pour une fois, il ne répondit pas.

Cette fois, Jaxom, si jeune qu’il fût, ne s’excuserait pas. Les trop nombreuses couleuvres avalées dans le passé ne lui laissaient qu’un désir : prendre ses distances avec son tuteur trop raisonnable et ces gens détestables qui confondaient la familiarité et la licence.

Ruth, percevant la détresse de son maître, sortit au pas de charge de l’écurie qui constituait son weyr au Fort de Ruatha, s’aidant de ses ailes à demi déployées pour se ruer à l’aide de son ami.

Jaxom sauta sur le dos de Ruth et lui donna l’ordre d’envol juste comme Lytol apparaissait aux portes du Fort. Jaxom détourna la tête, pour pouvoir affirmer plus tard, sans mentir, qu’il n’avait pas vu le Régent lui faire signe.

Ruth s’éleva à puissants coups d’ailes, sa masse plus légère lui permettant de décoller plus vite que les dragons de taille normale.

— Tu es deux fois meilleur que les autres dragons ! Deux fois meilleur ! Tu es meilleur en tout ! En tout !

Les pensées de Jaxom étaient si agitées que Ruth émit un claironnement belliqueux.

Le dragon brun de guet, stupéfait, l’interrogea du haut des crêtes de feu, et tous les lézards de feu du Fort se matérialisèrent autour de Ruth, voletant et pépiant avec agitation.

Ruth s’éleva au-dessus des crêtes de feu, puis disparut dans l’Interstice, et, avec son instinct infaillible, les emporta vers le haut lac de montagne dont ils avaient fait leur retraite.

Le froid pénétrant de l’Interstice, pour bref qu’il fût, calma la colère de Jaxom. Tandis que Ruth planait sans effort vers le rivage, il se mit à trembler, car il ne portait qu’une tunique sans manches.

— C’est vraiment trop injuste, dit-il, abattant si fort son poing droit sur sa cuisse que Ruth gronda à l’impact.

Qu’est-ce qui vous trouble aujourd’hui ? demanda le dragon en se posant doucement sur la rive.

— Tout ! Rien !

C’est-à-dire ? insista Ruth, tournant la tête pour considérer son maître.

Jaxom glissa à bas du dos blanc et nacré, et, jetant les bras autour du cou de Ruth, attira contre son cœur la tête triangulaire.

Pourquoi vous laissez-vous bouleverser par ces gens ? demanda Ruth, ses yeux opalescents scintillant d’amour et de tendresse.

— Bonne question, répondit Jaxom. Ils savent s’y prendre.

Il éclata de rire.

— Voilà un cas où cette fameuse objectivité dont parle Robinton devrait agir… et n’agit pas.

Le Maître Harpiste est honoré pour sa sagesse.

Le ton hésitant fit sourire Jaxom.

On lui avait toujours dit que les dragons n’avaient pas la capacité de comprendre les concepts abstraits. Pourtant, Ruth, de l’avis très partial de Jaxom, percevait beaucoup plus de choses qu’on ne croyait.

— Par la Coquille !

Avec colère, Jaxom donna un coup de pied dans une pierre, qui ricocha plusieurs fois sur l’eau avant de sombrer. Jaxom s’absorba dans la contemplation des rides qui s’entrecroisaient à la surface.

Robinton avait souvent cité ces rides comme exemple des infinies répercussions de l’acte le plus infime. Jaxom pesta intérieurement, se demandant combien de rides avaient causé sa sortie du matin. La journée avait commencé comme les autres : Dorse avait persiflé les lézards de feu géants, Lytol s’était enquis de la santé de Ruth – comme si la santé du jeune dragon était si fragile ! et Deelan avait répété une fois de plus que l’Atelier des Forgerons laissait mourir de faim ses visiteurs. L’incessant maternage de Deelan commençait à l’irriter, surtout quand la chère femme le cajolait devant son fils par le sang, Dorse, qui bouillait intérieurement. Pourquoi, aujourd’hui, ces sottises avaient-elles fait bondir et déserter le Fort dont il était le Seigneur, fuyant les gens qui, en théorie, étaient ses vassaux ?

Ruth n’avait absolument rien. Rien.

Non. Je vais très bien, dit Ruth : mais je n’ai pas eu le temps de prendre mon bain.

Jaxom lui caressa le tour de l’œil, avec un sourire indulgent.

— Désolé de gâcher ta matinée.

Non. Je vais nager dans le lac. C’est plus tranquille ici, dit Ruth, avec un coup de museau affectueux à Jaxom. Et c’est mieux pour vous aussi.

— Je l’espère.

Jaxom ne comprenait pas sa propre colère et s’irritait de la violence de ses émotions.

— Va donc nager tout de suite. Tu sais que nous devons nous rendre à l’Atelier des Forgerons.

Ruth déployait ses ailes quand parut une bande de lézards de feu, pépiant follement et diffusant bruyamment leur joie de l’avoir retrouvé. L’un d’eux disparut aussitôt, ce qui réveilla la fureur de Jaxom. Alors, on le surveillait ? Pour qui le prenait-on ?

Il soupira, honteux. Naturellement qu’ils s’inquiétaient, après l’avoir vu partir ainsi. Non que Ruth et lui puissent aller où que ce fût sur Pern sans que les lézards de feu les retrouvent.

Ces stupides lézards de feu ! Pourquoi, seul de tous les dragons, Ruth éveillait-il tant de curiosité chez eux ? Dans le passé, Jaxom s’en était amusé, parce que les lézards de feu transmettaient les images les plus incroyables de leurs souvenirs à Ruth, qui lui passait les plus intéressantes. Mais aujourd’hui…

— Analysez, aimait lui répéter Lytol. Pour gouverner les autres, vous devrez vous contrôler et voir les choses dans une perspective plus vaste.

Jaxom prit deux profondes inspirations, comme le lui recommandait Lytol.

Maintenant, Ruth planait au-dessus des eaux sombres du lac, entouré d’une guirlande de lézards de feu. Soudain, il replia ses ailes et plongea. Comment Ruth pouvait-il apprécier ces eaux glacées, provenant de la fonte des neiges des Hautes Terres ? Enfin, si les dragons ne sentaient pas le froid trois fois plus intense de l’Interstice, un plongeon dans les eaux glacées d’un lac ne devait guère les affecter.

Pourquoi la coupe avait-elle débordé aujourd’hui ?

La tête de Ruth émergea, ses yeux à facettes reflétant les verts et les bleus d’alentour dans le grand soleil du matin. Les lézards de feu se mirent à lui étriller le dos de leurs serres et de leurs langues râpeuses, débarrassant sa robe des plus infimes impuretés, et le rinçant à grande eau en projetant de leurs ailes de grandes gerbes de gouttelettes.

La femelle verte se retourna pour donner un coup de museau à deux bleus, et un coup d’aile au brun dont le travail ne lui donnait pas satisfaction. Malgré lui, Jaxom éclata de rire. Elle appartenait à Deelan, et son comportement était si semblable à celui de sa maîtresse que Jaxom pensa à l’axiome du weyr : tel maître, tel dragon.

En ce sens, Lytol n’avait pas desservi Jaxom. Ruth était le meilleur dragon de la planète. Si Ruth était jamais autorisé à être un vrai dragon, Jaxom comprit soudain la raison sous-jacente de sa révolte. Immédiatement, il perdit le peu de sérénité recouvrée sur la rive paisible du lac. Ni lui, Jaxom, Seigneur de Ruatha, ni Ruth, le nabot de la couvée de Ramoth, n’étaient autorisés à être ce qu’ils étaient.

Jaxom n’était Seigneur que de nom, car Lytol administrait le Fort, prenait toutes les décisions, et parlait au nom de Ruatha au Conseil. Il ne pourrait jamais être chevalier-dragon, car il devait être Seigneur du Fort de Ruatha. Pourtant il ne pouvait pas aller trouver Lytol et lui dire : « Je suis maintenant assez grand pour prendre la relève ! Au revoir et merci ! »

Lytol avait travaillé trop dur et trop longtemps à la prospérité de Ruatha pour devenir simple spectateur des maladresses d’un gamin sans expérience. Il avait tant perdu : d’abord son dragon, puis sa famille, victime de la cupidité de Fax. Sa vie maintenant, c’étaient les champs et les récoltes de Ruatha, ses bêtes de selle et ses wherries…

Non, en toute justice, pour gouverner Ruatha, il lui faudrait attendre que Lytol, qui jouissait d’une très bonne santé, meure de mort naturelle.

Mais, se dit Jaxom avec logique, si le Fort de Ruatha était sans contestation gouverné par Lytol, pourquoi lui et Ruth n’apprendraient-ils pas l’art du combat ? Pourquoi devrait-il se charger d’un encombrant lance-flammes, alors qu’il pouvait combattre les Fils efficacement si on laissait Ruth mâcher la pierre de feu ? Ruth était petit, mais c’était pas un vrai dragon.

Naturellement que je suis un vrai dragon, dit Ruth du lac.

Jaxom fit la grimace. Il avait cru penser discrètement.

J’ai perçu vos émotions, pas vos pensées, dit placidement Ruth. Vous êtes malheureux. Arquant le dos, il sortit de l’eau et s’ébroua. Je suis un dragon. Vous êtes mon maître. Personne ne peut rien y changer. Soyez ce que vous êtes. Moi, je suis ce que je suis.

— Pas vraiment. On ne nous laisse pas être ce que nous sommes, s’écria Jaxom. On me force à être tout, sauf un chevalier-dragon.

Vous êtes un chevalier-dragon. Vous êtes aussi – Ruth s’exprima lentement, comme pour bien comprendre ses propres paroles – un Seigneur. Vous êtes étudiant du Maître Forgeron et du Maître Harpiste. Vous êtes un ami de Menolly, Mirrim, F’lessan et N’ton. Ramoth connaît votre nom. Mnementh aussi. Et ils me connaissent : Vous êtes beaucoup de personnages à la fois. C’est difficile.

Jaxom considéra Ruth, qui secoua ses ailes une dernière fois puis les replia soigneusement sur son dos.

Je suis propre. Je me sens bien, dit le dragon, comme si cette remarque était de nature à résoudre tous les doutes de Jaxom.

— Ruth, qu’est-ce que je ferais sans toi ?

Je ne sais pas. Voilà N’ton qui vient vous voir. Il est allé à Ruatha. Le petit brun qui suit ressemble à celui de N’ton.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

En toute hâte, Jaxom monta Ruth. Il voulait absolument rester dans les bonnes grâces de N’ton.

Nous serons à l’heure, répliqua Ruth. Jaxom à peine installé, Ruth décolla. Nous ne ferons pas attendre N’ton. Jaxom n’eut pas le temps de rappeler à Ruth qu’ils ne devaient pas aller dans l’Interstice : ils y étaient.

— Et si N’ton découvre que nous avons remonté le temps ? dit Jaxom quand ils sortirent dans le chaud soleil de Telgar, au-dessus de l’Atelier des Forgerons.

Il ne posera pas de questions.

Jaxom aurait préféré que Ruth ne soit pas si content de lui. Remonter le temps était très dangereux !

Je sais toujours à quel moment je suis, répondit placidement Ruth : Et peu de dragons peuvent en dire autant.

À peine commençaient-ils à décrire des cercles au-dessus de l’Atelier des Forgerons que Lioth, le grand bronze de N’ton, émergea de l’Interstice au-dessus d’eux.

— Je ne comprendrai jamais comment tu fais pour minuter tes remontées temporelles avec tant d’exactitude.

Oh, dit Ruth avec désinvolture, j’ai entendu le moment où le brun retournait à N’ton, et je me suis réglé sur ce moment.

En théorie les dragons ne rient pas, mais où était la différence ?

Lioth passa si près que le jeune Seigneur vit l’expression du chevalier-bronze – un sourire approbateur. Puis N’ton leva la main et brandit sa tenue de vol.

Pendant la descente, Jaxom compta cinq dragons, dont Golanth, le bronze de F’lessan, et Path, le vert de Mirrim, qui les saluèrent d’un grondement. Ruth se posa légèrement sur la prairie, suivi de Lioth. Comme N’ton démontait, Tris, son lézard de feu brun, apparut et se posa impertinemment sur la crête supérieure de Ruth, en pépiant d’un ton suffisant.

— Deelan dit que vous avez oublié cela, dit N’ton, en jetant sa tenue de vol à Jaxom. Je suppose que vous ne sentez pas le froid comme ma vieille carcasse. Ou alors, vous exerceriez-vous aux techniques de survie ?

— Ah non, N’ton, pas vous !

— Pas moi quoi, jeune homme ?

— Vous n’avez pas vu Lytol ?

— Non. Deelan pleurait parce que vous étiez parti sans vêtements chauds.

N’ton étira comiquement sa lèvre inférieure en imitant la mère nourricière.

— Je ne supporte pas les pleurnicheuses – surtout de cet âge – et j’ai pris votre tenue de vol, jurant sur la coquille de mon dragon de vous forcer à en revêtir votre pauvre petit corps, j’ai envoyé Tris à la recherche de Ruth, et nous voilà. Dites-moi, s’est-il passé quelque chose d’important au Fort ce matin ? Ruth me semble en forme parfaite.

Embarrassé par le regard inquisiteur du Chef du Weyr de Fort, Jaxom détourna la tête.

— J’ai tout dit ce matin, devant le Fort tout entier.

— J’avais prévenu Lytol qu’il n’y en avait plus pour longtemps.

— Ruth est un dragon !

— Naturellement, répliqua N’ton. Qui dit le contraire ?

— Eux. À Ruatha. Partout ! Ils disent qu’il n’est qu’un lézard de feu géant. Et vous savez ce qu’on a dit.

Lioth émit un sifflement. Du coup, Tris s’envola, mais Ruth gronda doucement et ils se calmèrent.

— Je sais ce qu’on a dit, répondit N’ton, prenant Jaxom par les épaules. Mais tous les chevaliers-dragons que je connais ont toujours corrigé cette erreur – parfois par la force.

— Si vous considérez Ruth comme un dragon, pourquoi ne peut-il pas agir en dragon ?

— Mais c’est ce qu’il fait !

— Agir en dragon de combat, je veux dire.

— Oh, dit N’ton avec une grimace. Nous y voilà donc.

— C’est Lytol, hein ? Il ne veut pas me laisser combattre les Fils ? Et vous ne me laisserez jamais enseigner à Ruth à mâcher la pierre de feu.

— Ce n’est pas cela, Jaxom…

— Alors, qu’est-ce que c’est ? Ruth est petit, mais il est plus rapide, il tourne plus vite en plein ciel, il a moins de poids à déplacer…

— Ce n’est pas une question de capacités, dit N’ton. Mais une question d’opportunité.

— Encore des échappatoires.

— Non !

La véhémence de N’ton ébranla la rancœur de Jaxom.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de vous perdre, jeune Seigneur de Ruatha, ni de perdre Ruth, qui est unique.

— Mais je ne suis pas non plus Seigneur de Ruatha. Pas encore ! C’est Lytol qui prend toutes les décisions… Moi, je me contente d’écouter en hochant la tête, comme un wherry frappé d’insolation.

Sa voix mourut dans sa gorge.

— Je veux dire, je sais que Lytol doit gouverner jusqu’à ce que les autres Seigneurs me confirment… et je ne désire pas vraiment qu’il quitte le Fort. Mais si je pouvais devenir chevalier-dragon, on n’en viendrait pas là. Vous comprenez ?

Jaxom surprit le regard de N’ton, et ses épaules s’affaissèrent.

— Vous comprenez, mais la réponse est toujours non ! Alors, il faut que je reste assis entre deux chaises. Je ne suis pas un vrai Seigneur, un vrai chevalier-dragon… je ne suis rien, sauf un vrai problème pour tout le monde !

Pas pour moi, dit Ruth avec clarté, frottant son museau contre son maître pour le rassurer.

— Vous n’êtes pas un problème, Jaxom, mais je vois que vous en avez un, dit N’ton avec sympathie. Si ça ne dépendait que de moi, je dirais que ça vous ferait un bien immense d’entrer dans une escadrille.

Pendant un instant exaltant, Jaxom crut que N’ton cédait.

— En fait, ça ne dépend pas de moi, mais c’est une question qu’il faudra discuter. Vous êtes assez grand pour être confirmé Seigneur ou pour faire autre chose de constructif. J’en parlerai à Lytol et à F’lar.

— Lytol dira que je suis Seigneur, et F’lar dira…

— Et moi, je ne dirai rien si vous continuez à agir comme un enfant boudeur.

Un grondement les interrompit. Deux dragons allaient atterrir. N’ton et Jaxom partirent vers l’Atelier des Forgerons. Devant la porte, N’ton arrêta Jaxom.

— Je n’oublierai pas, Jaxom, mais… dit-il en souriant, pour l’amour de la Première Coquille, ne laissez personne vous surprendre en train de donner de la pierre de feu à Ruth. Et soyez très prudent quand vous le ferez !

Jaxom tout étourdi franchit le seuil et s’arrêta, hésitant, s’habituant à la pénombre. Accaparé par ses problèmes, il avait oublié l’importance de cette réunion. Maître Robinton était assis à la longue table, aux côtés de F’lar. Jaxom reconnut trois autres Chefs de Weyr, et le nouveau Maître Éleveur Briaret. Il y avait une demi-escadrille de chevaliers-bronze, de nombreux Seigneurs, les forgerons les plus connus ; enfin, les harpistes, plus nombreux que les autres Ateliers, à en juger à la couleur des tuniques.

On appela Jaxom, qui regarda sur sa gauche et vit F’lessan et les autres étudiants réguliers rassemblés au fond, les filles perchées sur des tabourets.

— La moitié de Pern est venue, remarqua F’lessan en faisant de la place à Jaxom.

— Je n’aurais jamais cru que tant de gens s’intéressaient aux étoiles et aux maths de Wansor, chuchota Jaxom.

— Quoi ? Et rater l’occasion de venir à dos de dragon ? dit F’lessan.

— Beaucoup de gens ont aidé Wansor à collationner Ses matériaux, dit Benelek de son ton emprunté. Naturellement, ils veulent savoir à quoi tout cela a servi.

— Ils ne sont sûrement pas venus pour la cuisine, pouffa F’lessan.

— La cuisine est très bonne ici, repartit le prosaïque Benelek. Vous lui faites assez honneur.

— Je suis comme Fandarel, dit F’lessan. Je fais honneur à tout ce qui est comestible. Chut ! Le voilà. Par la Coquille ! On n’aurait pas pu lui mettre des vêtements propres ?

— Quelle importance pour un génie comme Wansor ?

Benelek avait parlé bas, mais la colère le faisait bafouiller.

— Ce jour plus que les autres, Wansor devrait avoir l’air soigné, dit Jaxom. C’est ce que F’lessan a voulu dire.

Benelek grogna mais se tut, et F’lessan fit un clin d’œil à Jaxom.

Sur le seuil, Wansor vit la salle bondée. Il regarda timidement autour de lui. Puis il reconnut un visage et eut un sourire hésitant.

— Oh la la la la… Et tout ça pour mes étoiles ? Mes étoiles, oh la la !

Un murmure amusé parcourut l’assistance.

— J’en suis très content. Je n’avais pas idée…

— Venez, Wansor, dit Fandarel de sa voix de stentor.

— Oui, désolé, je ne voulais pas vous faire attendre.

— Ah, voilà le Seigneur Asgenar. Comme c’est gentil d’être venu. Et voilà N’ton, aussi ?

Wansor, qui était myope, regarda plusieurs personnes sous le nez dans l’espoir de reconnaître N’ton.

— Je suis là, Wansor, dit N’ton en levant le bras.

L’expression soucieuse s’effaça sur le visage du Forgeron des Étoiles, comme l’avait impudemment mais justement surnommé Menolly.

— Mon cher N’ton, il faut vous asseoir au premier rang. Vous avez tant travaillé, observant pendant des nuits entières.

— Wansor ! tonitrua Fandarel. On ne peut pas asseoir tout le monde au premier rang, et ils ont tous observé les étoiles. C’est pour ça qu’ils sont ici. Maintenant, commençons.

Marmonnant des excuses, Wansor monta sur l’estrade. Il avait vraiment l’air d’avoir dormi tout habillé, pensa Jaxom. Il ne s’était sans doute pas changé depuis la dernière Chute.

Mais il n’y avait rien de brouillon ni de négligé dans les cartes du ciel que Wansor se mit à punaiser au mur. Et rien d’hésitant dans sa présentation. Jaxom essaya de suivre avec attention, mais son esprit retournait toujours à la pique finale de N’ton : « Ne laissez personne vous surprendre en train de donner à Ruth de la pierre de feu ! »

En théorie, il savait comment enseigner à un dragon à mâcher la pierre de feu, mais il y a loin de la théorie à la pratique. Pourrait-il compter sur F’lessan ?

Il regarda son ami d’enfance, qui avait conféré l’Empreinte à un bronze deux Révolutions plus tôt. Franchement, Jaxom ne considérait pas F’lessan comme un adulte. Il lui était reconnaissant de n’avoir jamais révélé que Jaxom avait touché l’œuf de Ruth sur l’Aire d’Éclosion. Et F’lessan n’hésiterait sans doute pas à enseigner à un dragon à mâcher la pierre de feu.

Mirrim ? Le soleil matinal mettait dans les cheveux châtains de la jeune fille des reflets dorés qu’il n’avait jamais remarqués jusque-là. Elle le supplierait de ne pas créer d’autres problèmes au Weyr, puis elle le ferait suivre par un de ses lézards de feu, pour s’assurer qu’il ne se calcinerait pas lui-même par inadvertance.

Jaxom soupçonnait T’ran, l’autre jeune chevalier-bronze du Weyr d’Ista, de considérer Ruth comme un lézard de feu géant. Il serait pire que F’lessan.

Benelek était hors de question. Il ignorait les dragons et les lézards de feu autant qu’ils l’ignoraient lui-même. Mais il arrivait à faire fonctionner un appareil retrouvé intact, même s’il devait le démonter complètement. Fandarel et lui se comprenaient à merveille.

Menolly ? Menolly était exactement la personne qu’il lui fallait, malgré sa propension à mettre en chanson tout ce qu’elle entendait – ce qui pouvait être gênant. Mais ce talent en faisait une excellente Harpiste. Il la regarda longuement à la dérobée. Ses lèvres vibraient légèrement, et il se demanda si elle mettait en musique les étoiles de Wansor.

— Les étoiles mesurent le temps à chaque Révolution, et nous permettent de distinguer une Révolution d’une autre, disait Wansor.

Jaxom confus ramena son attention à l’exposé.

— Et les étoiles seront nos guides constants au cours des Révolutions futures. Les pays, les mers, les lieux et les gens peuvent changer, mais le mouvement des étoiles reste ordonné et immuable.

Jaxom se rappelait avoir entendu mentionner la possibilité d’altérer le cours de l’Étoile Rouge pour l’éloigner de Pern. Wansor venait-il de prouver que c’était impossible ?

— Il ne fait donc plus aucun doute que nous pouvons maintenant prédire avec précision les Chutes de Fils, d’après la position de l’Étoile Rouge, selon la conjonction avec ses proches voisines célestes.

Jaxom, amusé, remarqua que Wansor disait « nous » pour exposer une vérité générale, et « je » pour annoncer une découverte.

— Dès que cette étoile bleue échappera à l’influence de l’étoile jaune et reprendra son cours vers l’est, les Chutes de Fils redeviendront régulières. Nous pourrons calculer les autres conjonctions qui affecteront les Chutes au cours de ce Passage. En fait, nous pouvons maintenant prédire avec exactitude à quel moment commencera le prochain Passage. Naturellement, cela surviendra dans un avenir si éloigné qu’aucun de nous ne sera plus là pour s’en soucier. Mais je trouve réconfortant de le savoir.

Quelques gloussements dans l’assistance déconcertèrent Wansor, qui battit des paupières, puis eut un sourire hésitant, comme s’il réalisait trop tard l’humour de sa remarque.

— Et nous devons nous assurer que cette fois, personne n’oubliera ces connaissances au cours d’un long Intervalle, tonitrua le Maître Forgeron Fandarel de sa voix basse, qui, après le ténor léger de Wansor, fit sursauter l’assistance. C’est d’ailleurs l’objet de cette réunion, comme vous le savez.

Quelques Révolutions plus tôt, quand tout le monde jugeait très courte l’espérance de vie de Ruth, Jaxom s’était forgé une théorie personnelle sur l’enseignement de l’Atelier des Forgerons. Il s’était convaincu qu’on l’initiait à ces connaissances pour lui donner un centre d’intérêt dans la vie après la mort de Ruth. La réunion d’aujourd’hui ruinait cette théorie, et Jaxom se reprocha son égocentrisme. Plus il y aurait de gens – dans chaque Fort, dans chaque Weyr – qui sauraient ce qui se faisait dans chaque Atelier d’Artisans sous la direction des maîtres et de leurs principaux techniciens, moins il y aurait de chances que se perdent une fois de plus les plans ambitieux destinés à préserver Pern des ravages des Fils.

La communication est essentielle, telle était l’une des devises de Robinton. Ne répétait-il pas à l’envi : « Échangez les informations, apprenez à parler intelligemment de n’importe quel sujet, apprenez à exprimer vos pensées, acceptez les idées nouvelles, examinez-les, analysez-les. Pensez avec objectivité. Pensez en vous projetant dans l’avenir » ?

Jaxom laissa son regard errer sur l’assistance. La plupart des auditeurs avaient passé des nuits avec Wansor à observer les étoiles, saison après saison, pour déterminer leur cours et les mettre en équations. Ils étaient prêts à accepter de nouvelles idées. Et ceux qui auraient eu besoin d’être convaincus n’étaient pas là – comme les Anciens, maintenant exilés sur le Continent Méridional.

Jaxom supposait qu’on les surveillait discrètement. Une fois, N’ton avait fait une allusion indirecte au Fort Méridional. Les étudiants possédaient une carte détaillée montrant que le Continent Méridional s’étendait beaucoup plus loin dans les Mers du Sud qu’on ne le supposait cinq Révolutions plus tôt. Au cours d’une conversation avec Lytol, une remarque avait échappé à Robinton, et Jaxom en avait déduit que le Maître Harpiste s’était récemment rendu dans le Sud. Amusé, Jaxom se demandait ce que les Anciens savaient de ce qui se passait sur le Continent Septentrional. Ils avaient protesté contre l’extension des forêts, maintenant protégées par les larves enfouies dans le sol, que les fermiers avaient si longtemps considérées comme un fléau.

— Je me demande si on pourrait utiliser les équations de Wansor pour aller dans l’avenir, dit F’lessan un ton rêveur.

— Espèce de brandon éteint ! On ne peut pas aller dans un temps qui n’existe pas encore ! répondit Mirrim avec aigreur. Comment sauriez-vous ce qui s’est passé ? Vous finiriez dans une falaise, au milieu d’une foule ou en pleine Chute de Fils ! C’est déjà assez dangereux de remonter dans le passé, alors qu’on peut savoir ce qui s’est produit ou ce qui était là. Et même si vous le pouviez, vous ne feriez que brouiller les choses. N’y pensez plus, F’lessan !

— Aller dans l’avenir n’aurait actuellement aucune utilité pratique, remarqua Benelek d’un ton sentencieux.

— Ce serait amusant, s’entêta F’lessan. De savoir ce que projettent les Anciens, par exemple. Ils sont beaucoup trop tranquilles depuis quelque temps.

— Taisez-vous, F’lessan. C’est l’affaire du Weyr, dit sèchement Mirrim, regardant anxieusement autour d’elle, de peur qu’un adulte n’ait entendu cette remarque indiscrète.

— Communiquez ! Partagez vos idées ! dit F’lessan, citant les paroles favorites de Robinton.

— Il y a une différence entre la communication et les papotages, dit Jaxom.

F’lessan considéra longuement son ami d’enfance.

— Vous savez, au départ, cette idée d’école me plaisait. Maintenant, je trouve que ces études nous ont transformés en bavards inutiles. Et en penseurs ! dit-il, levant les yeux au ciel avec dérision. Nous parlons, nous cogitons à mort. Et nous ne faisons absolument rien. Au moins, quand je combats les Fils, j’agis d’abord et je réfléchis après !

Il fit une pirouette, puis s’éclaira.

— Voilà à manger !

Il commença à se frayer un chemin dans la foule, vers les portes par lesquelles on apportait de lourds plateaux pour la grande table centrale.

Jaxom savait que F’lessan avait parlé sans penser à mal, mais le jeune Seigneur était blessé de sa remarque sur ses combats contre les Fils.

— Il est comme ça ! lui dit Menolly à l’oreille. Il aime la gloire. Il est un peu casse-cou…

Ses yeux bleu outremer pétillèrent de malice et elle ajouta :

— Beau sujet de chanson ! Puis, avec un soupir :

— Mais ce n’est pas du tout son genre. Il ne voit jamais plus loin que le bout de son nez. Pourtant il a bon cœur. Bon, venez ! Nous allons aider au service.

— Agissons ! dit Jaxom, faisant naître un sourire complice sur les lèvres de Menolly.

Les deux points de vue avaient du bon, décida Jaxom, prenant des mains d’une servante surchargée un lourd plateau de pâtés de viande fumants. Mais il y réfléchirait plus tard.

La cuisine du Maître Forgeron avait prévu une nombreuse assistance, et, en plus des pâtés de viande, il y avait des boulettes de poisson, d’épaisses tranches de pain avec du fromage des Hautes Terres, et deux énormes bassines de klah.

— Hé, Jaxom, laissez ça, dit F’lessan, l’attrapant par la manche. J’ai quelque chose à vous montrer.

Convaincu d’avoir fait son devoir, Jaxom posa son plateau et sortit derrière son jeune ami. F’lessan continua, avec un sourire jusqu’aux oreilles, puis, se retournant, montra le toit de l’Atelier des Forgerons.

C’était un vaste édifice aux pignons à redans, couverts pour l’heure de couleurs chatoyantes animées d’ondulations incessantes et bruissantes. Une véritable foule de lézards de feu s’étaient perchés sur les ardoises grises, pépiant et bourdonnant avec animation – en une parodie parfaite des discussions qui se déroulaient à l’intérieur. Jaxom éclata de rire.

— Tous ces lézards de feu ne peuvent pas appartenir aux invités, dit-il à Menolly qui venait de les rejoindre.

— Ou bien en auriez-vous découvert quelques nouvelles pontes ?

Essuyant ses larmes de rire, elle nia toute responsabilité.

— Je n’en ai que dix, et ils se débrouillent tout seuls la plupart du temps. Je ne crois pas en avoir ici plus de deux, en plus de ma reine, Beauté. Elle ne me quitte pas. Vous savez, dit-elle, reprenant son sérieux, qu’ils vont finir par nous poser des problèmes. Pas les miens, car ils sont bien élevés, mais ceux-là, dit-elle, montrant les lézards de feu grouillant sur le toit. Ce sont d’incorrigibles bavards. Je parie que la plupart n’appartiennent pas aux invités. Ils ont été attirés par les dragons, et par votre Ruth en particulier.

— Il y en a toujours des foules partout où nous allons, Ruth et moi, dit Jaxom avec quelque aigreur.

Menolly regarda dans la vallée, où Ruth se prélassait au soleil sur la rive, avec trois autres dragons, et, comme d’habitude, toute une cohorte de lézards empressés.

— Ça ne gêne pas Ruth ?

— Non, dit Jaxom avec un sourire indulgent. Je crois même que ça lui fait plaisir. Ils lui tiennent compagnie quand je suis occupé aux affaires du Fort. Il dit qu’ils ont dans la tête toutes sortes d’images fascinantes et inattendues. Il aime les regarder… la plupart du temps. Parfois, ils l’ennuient – il dit qu’ils vont trop loin.

— Comment est-ce possible ? dit Menolly, sans dissimuler son incrédulité. Ils n’ont pas beaucoup d’imagination, pas vraiment. Ils ne peuvent raconter que ce qu’ils voient.

— Ou croient voir, peut-être ? Menolly réfléchit.

— Ce qu’ils voient est généralement assez fiable. Je sais…

Elle s’interrompit, consternée.

— Aucune importance, dit Jaxom. Je serais vraiment idiot si je n’avais pas compris que vous allez dans le Sud, vous autres Harpistes.

Il se tourna alors pour dire quelque chose à F’lessan, et s’aperçut qu’il avait disparu.

— Je vais vous dire quelque chose, Jaxom, dit Menolly, baissant la voix. F’lessan avait raison. Il se passe quelque chose dans le Sud. Certains de mes lézards de feu se sont montrés très agités. Je reçois l’image d’un œuf unique, mais il n’est pas dans un weyr fermé. Je pensais que Beauté avait peut-être caché une autre ponte. Ça lui arrive parfois. Puis j’ai eu l’impression que ce qu’elle voyait s’était passé voilà très longtemps. Et Beauté n’est pas plus âgée que Ruth. Comment peut-elle avoir des souvenirs remontant à plus de cinq Révolutions ?

— Les lézards de feu auraient l’illusion d’avoir localisé la Première Coquille ? dit Jaxom en riant de bon cœur.

— Je n’ose pas rire de leurs souvenirs. Ils savent réellement des choses très bizarres. N’oubliez pas que le Grall de F’nor ne voulait pas aller sur l’Étoile Rouge. D’ailleurs, l’Étoile Rouge terrifie tous les lézards de feu.

— N’en sommes-nous pas tous terrifiés ?

— Ils savaient, Jaxom, ils savaient, alors que tout Pern était encore dans l’ignorance.

Instinctivement, ils se tournèrent tous deux vers l’est, vers l’Étoile Rouge maléfique.

— Alors ? demanda Menolly, énigmatique.

— Alors ? Alors quoi ?

— Alors les lézards de feu ont des souvenirs.

— Oh, je vous en prie, Menolly. Ne me demandez pas de croire que ces bestioles se souviennent de choses que l’homme a oubliées.

— Vous avez une autre explication ? demanda-t-elle avec véhémence.

— Non, mais cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas.

Jaxom lui sourit, mais son sourire disparut bientôt et fit place à l’inquiétude.

— Dites-moi, et si certaines de ces bestioles appartenaient au Weyr Méridional ?

— Aucune importance. D’abord, les lézards de feu sont dehors. Ensuite, ils ne peuvent visualiser que ce qu’ils ont compris.

Menolly gloussa doucement, selon une habitude qui le changeait agréablement des filles du Fort, lesquelles avaient plutôt tendance à pouffer.

— Imaginez-vous comment un homme du genre de T’kul pourrait tourner en ridicule les équations de Wansor ? Vues par des yeux de lézards ?

Jaxom n’avait que peu de souvenirs personnels sur l’Ancien Chef du Weyr des Hautes Terres, mais il savait, par les conversations de N’ton et de Lytol, qu’il était fermé à toute idée nouvelle. Pourtant, six Révolutions passées à se débrouiller tout seul sur le Continent Méridional lui avaient peut-être ouvert l’esprit.

— Écoutez, je ne suis pas la seule à m’inquiéter, reprit Menolly. Mirrim aussi. Et si quelqu’un aujourd’hui comprend les lézards de feu, c’est bien Mirrim.

— Vous les comprenez assez bien vous-même, pour une simple Harpiste.

— Merci, Monseigneur, dit-elle, avec une révérence facétieuse. Pourriez-vous savoir ce que les lézards de feu sont en train de confier à Ruth ?

— Ils ne parlent donc pas au dragon vert de Mirrim ? En cet instant, Jaxom répugnait à interroger les lézards de feu plus qu’il n’était absolument nécessaire.

— Les dragons n’ont pas de mémoire. Vous le savez. Mais Ruth est différent, je l’ai remarqué.

— Très différent…

Menolly perçut quelque amertume dans sa voix.

— Qu’est-ce qui vous chiffonne aujourd’hui ? Le Seigneur Groghe a-t-il déjà parlé à Lytol ?

— Le Seigneur Groghe ? Et de quoi ?

Les yeux brillant de malice, elle lui fit signe de se rapprocher, comme si quelqu’un avait pu les entendre.

— Je crois que le Seigneur Groghe voudrait vous faire épouser sa troisième fille, celle qui a de si grosses mamelles.

Jaxom poussa un grognement d’horreur.

— Ne vous inquiétez pas, Jaxom. Robinton lui a fait passer cette fantaisie. Vous pouvez compter sur lui pour vous soutenir. Naturellement, poursuivit Menolly, le regard en coin, les yeux rieurs, si vous avez des vues sur une autre, c’est le moment de le dire.

Jaxom était furieux, non contre Menolly, mais contre la nouvelle, et il avait du mal à dissocier la messagère du message.

— S’il y a une chose dont je n’ai pas envie en ce moment, c’est une épouse.

— Oh ? Vous avez ce qu’il vous faut ?

— Menolly !

— Ne prenez pas l’air si choqué. Nous comprenons les faiblesses de la chair, nous autres Harpistes. Et vous êtes grand et bien fait, Jaxom. En principe, Lytol doit vous instruire dans tous les arts…

— Menolly !

— Jaxom ! dit-elle, contrefaisant sa voix à la perfection. Lytol ne vous laisse pas vous amuser un peu de temps en temps ? Ou vous contentez-vous d’imaginer ?

L’air impatienté, le ton acerbe, elle poursuivit :

— Franchement, à eux tous, ils ont fait de vous une pâle image d’eux-mêmes. Où est le vrai Jaxom ?

Avant qu’il ait eu le temps de répliquer vertement à cette impertinence, elle le considéra d’un œil perçant et conclut :

— Tel maître, tel dragon, dit-on. C’est peut-être pour ça que Ruth est tellement différent.

Sur quoi, elle se leva et alla rejoindre les invités.

S’il n’essuyait ici qu’insultes et affronts, autant partir, se dit Jaxom.

Les paroles de N’ton lui revinrent : « Comme un enfant boudeur ! » Il se rassit dans l’herbe en soupirant. Non, non, il n’allait pas s’enfuir après une scène agaçante pour la deuxième fois de la journée. Menolly n’aurait pas la satisfaction de savoir que ses provocations faisaient mouche.

Regardant la rive où jouait son cher compagnon, il se demanda : Pourquoi Ruth est-il différent ? Tel maître, tel dragon, n’est-ce pas ? Sa naissance avait été aussi bizarre que l’Éclosion de Ruth lui sortant du ventre de sa mère morte, Ruth sortant d’une coquille trop dure pour son petit bec. Ruth était un dragon, mais il n’avait pas été élevé dans un Weyr. Jaxom était Seigneur, mais traité en mineur.

— Eh bien, si l’un fait ses preuves, l’autre les fera aussi, et vive la différence !

Ne laissez personne vous surprendre en train de donner de la pierre de feu à Ruth ! avait dit N’ton.

Eh bien, il allait commencer par là.